Qui trop embrasse mal étreint
Ce vieux proverbe français, indique ici, que viser trop d’objectifs condamne à n’en remplir aucun : il peut s’appliquer à de nombreux domaines, de la politique (« à satisfaire tout le monde on ne contente personne »), aux sciences et à la médecine en particulier (« on ne peut pas tout savoir ni tout faire »).
A l’heure où la Médecine progresse, et à un rythme tel que l’on peine à suivre les toutes dernières nouveautés (qui n’ont pas toujours été validées par l’Evidence Based Medicine…), on conçoit qu’il faille se spécialiser et se sur-spécialiser à l’intérieur de sa propre spécialité. Ainsi, en chirurgie on a vu apparaître la dichotomie entre « mou » et « dur », puis au sein des disciplines chirurgicales des orientations définitives entre chirurgien spécialiste des vaisseaux ou du cardio-thoracique, des organes creux ou des organes pleins, du sein ou du pelvis, de la main ou du pied (on pourrait multiplier les exemples, et se demander quand verra-t-on des spécialistes des côtés droits et gauches pour les organes pairs…). Pour un même organe, on trouve des spécialistes de la fonction de cet organe (par exemple incontinence urinaire et prolapsus au sein de notre discipline), tandis que d’autres abordent le même organe ni pour le préserver ou le réparer, mais plus simplement le… supprimer. A l’identique, parmi les médecins se consacrant à la Santé de la Femme, on trouve des gynécologues médicaux et des gynécologues obstétriciens : si le sujet est commun la façon de l’aborder di ère sensiblement.
Clairement, ces choix électifs permettent une prise en charge optimale des patient(e)s et nombreuses sont les preuves dans la littérature (de la cancérologie à l’assistance à la reproduction en passant par le diagnostic anténatal pour se limiter à la gynécologie obstétrique) nous confirmant qu’ « on fait bien ce que l’on fait souvent ».
D’où les injonctions qui nous sont faites de définir et par voie de conséquence de limiter nos champs d’intervention pour que nous restions « dans notre domaine de compétence », ou d’excellence pour les plus présomptueux.
Mais ce progrès au service de celles et ceux qui nous confient leur santé, ne peut-il se trouver entravé ou taché de quelques imperfections dont finalement l’on parle peu ?
Qui trop étreint, mal embrasse
Ce détournement « situationniste » dans sa forme du proverbe suggère deux points qui méritent de s’attarder :
Le cantonnement excessif dans une surspécialité limite les capacités de progrès et d’innovation. Qui a imposé la coelioscopie méthode de référence ayant représenté une étape majeure en chirurgie ? certainement pas les spécialistes de la laparotomie (qui furent peu à peu convaincus) ; qui a pratiqué les premières ponctions folliculaires échoguidées (souvenirs émus des ponctions sous coelioscopie sans caméra…) ? les gynécologues qui maîtrisaient une part d’une spécialité relevant des radiologues, l’échographie ; Dans la pratique de tous les jours, la plupart d’entre nous ont un exercice diversifié (gynécologie médicale, échographie, obstétrique, chirurgie) et réfèrent à des confrères les patients qui leur posent problème. Tous les jours aux urgences traumatologiques arrivent des polytraumatisés pris en charge par des orthopédistes qui ne sont pas nécessairement les plus grands spécialistes de la main ou du pied ou du fémur. Et finalement dans la grande majorité des cas, tout se passe bien.
La tendance actuelle dans la formation de nos successeurs s’inscrit dans la logique de la surspécialisation : autant on peut ne trouver que des bénéfices à des formations complémentaires de jeunes praticiens dans des domaines particuliers (par le biais des DESC devenus des FST), autant forcer par des maquettes contraignantes tous les jeunes médecins à se sur-spécialiser très tôt dans leur cursus peut conduire à un recul de leur pratique ; il ne faudrait pas qu’on attende un spécialiste de l’échographie pour armer un hémopéritoine avec instabilité hémodynamique chez une jeune femme victime d’une grossesse extra-utérine.
Alors savoir étreindre pour savoir embrasser
Oui à la formation : dans l’histoire de l’humanité c’est la connaissance au sens large qui fait le progrès et non pas la spécialisation. Ce sont les savants arabes qui ont traduit les traités de médecine grecque et ont fondé les bases de notre médecine moderne : médecins… et hellenistes, bravo !
Oui à la formation continue : comme tous les hommes, les médecins changent et leur vision du monde change ; si on se réfère à l’histoire de la greffe d’organe, c’est parce que des chirurgiens expérimentés mais curieux ont rencontré des spécialistes de l’immunité et ont appris à leur contact que ces rêves sont devenus réalité.
Pour se résumer, au sein de notre spécialité centrée sur la Santé de la Femme, il nous faudrait :
– Garder un socle de formation initiale commun entre gynécologues obstétriciens et médicaux comme cela existe chez nos voisins européens,
– Elargir l’offre de formation pendant la formation initiale des gynécologues obstétriciens et gynécologues médicaux,
– Permettre à des praticiens en exercice de changer d’orientation au sein de notre spécialité par des formations validantes et certifiées.
Nota Bene : L’interview du professeur Jean LEVÊQUE du dernier numéro (revue Genesis N°206) a été réalisée par Madame Cindy Patinote.
Jean LEVÊQUE, Hospices Civils de Rennes CHU Anne de Bretagne, Centre Régional de Lutte Contre le Cancer Eugène Marquis, UFR Médecine – Université de Rennes 1
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